Toujours « le livre de la Pontédérie » à la main
(Des canaux d’Anet à New York)
par Eric Grossenbacher

La Pontédérie à feuilles en cœur Axiome botanique

Chacun a en mémoire la vérité indémontrable mais évidente de l’axiome : le plus court chemin entre deux points est la ligne droite. Permettez-moi, chers lecteurs, d’en ajouter un autre pour la botanique : toute nouvelle flore parue excite la curiosité des botanistes. Ceci étant admis, que s’est-il passé en 1989 ? Le Nouveau Binz (Flore de la Suisse), de David Aeschimann et Hervé M. Burdet, est sorti de presse. Dévorant ce nouvel ouvrage, je m’attardai au bas de la page 534 où il est question de la Pontédérie à feuilles en cœur Pontederia cordata, élément nord-américain ; cette plante est annoncée dans la région d’Anet (Ins), donc proche de La Neuveville, mon port d’attache. Pour être honnête, disons que Flora der Schweiz l’avait déjà signalée en 1967, mais cela m’avait échappé, n’habitant pas encore dans la région.

La Pontédérie à feuilles en cœur Pontederia cordata L.

Selon les indications du Nouveau Binz : hélophyte (plante des milieux marécageux à bourgeons immergés et axes végétatifs à l’air libre) de 50 à 100 cm ; feuilles radicales, sauf une caulinaire, longuement pétiolées, à limbe atteignant 25 cm, ovale, cordé ; fleurs bleues, en épi dense à l’aisselle d’une spathe à l’extrémité de la tige ; en fleurs de juillet à septembre ; à l’étage collinéen, marais, fossés (thermophile) ; Plateau suisse : Berne (Ins/Anet) ; très rare ; cultivée et rarement subspontanée ou naturalisée. Elément nord-américain (est des Etats-Unis) de la famille des Pontédériacées (entre les Typhacées et les Liliacées). Les personnes intéressées peuvent même s’en procurer dans les grands magasins de fleurs de chez nous.

A nous les canaux d’Anet !

Des canaux sillonnent la vaste plaine de cultures maraîchères au sud d’Anet. Il suffit de les longer pour trouver quoi ? Tout, sauf la Pontédérie ! Combien de kilomètres avons-nous parcourus, à plusieurs personnes, en cette fin d’été 89, explorant chaque fossé, chacune des rives des canaux, étangs, tout ce qui peut abriter une plante d’eau ? Dieu seul le sait… Le spectacle, malgré notre échec, en valait la peine. Nous avons vu des quantités de légumes, oui, cependant nous n’avons relevé aucune trace de Pontédérie. Bredouille, mais non sans ressources, j’interrogeai le pharmacien d’Anet, Christian Aghet :
  • La Pontédérie, est-elle toujours présente dans la région ?
  • Je vais le demander à l’une de mes clientes qui connaît très bien la flore de la région dans tous ses recoins…
Deux à trois semaines plus tard, la réponse tomba comme un couperet :
  • Suite à des « remaniements », des fossés ont été comblés et la Pontédérie a disparu !
Manhattan, New York

Le lundi 16 juillet 1990, un avion de Swissair (Boeing 747) quitte Genève vers les 12h15 pour New York. Dans l’avion, plein comme un œuf, ma fille Fabienne, hôtesse de l’air… et moi ! Pourquoi suis-je dans cet avion ? Sans intérêt pour le lecteur… mais j’ai ma petite idée : à New York, je vais dénicher un livre de botanique dans lequel il sera question de la Pontédérie, puisque cette plante est originaire d’Amérique du Nord.

Le jour le plus long

Notre avion volant en sens contraire de la rotation de la Terre, ce 16 juillet aura été pour nous le jour le plus long de l’année, et il s’en passe des choses dans une journée qui a plus de 24 heures ! En effet, nous nous sommes retrouvés à New York en début d’après-midi, ce qui nous laissa assez de temps pour faire quelques emplettes. Chemin faisant, dans Manhattan (rien de plus facile pour se repérer, les rues étant construites en damier), il me fut loisible d’observer que la majorité des arbres d’ornement était des Ginkgo biloba

A mon programme figuraient deux magasins : l’un de disques (aucune importance pour le lecteur), l’autre, beaucoup plus passionnant, une librairie, chez Rizzoli. J’y trouvai aussitôt l’ouvrage recherché : How to know the wild Flowers (Comment reconnaître les plantes sauvages), de Mrs. William Starr Dana avec planches en couleurs de Manabu C. Saito.

L’index du livre annonce Pontederia cordata en page 95 et, vérification faite, le précieux livre devint ma propriété.

Nous avions prévu deux heures pour la visite des deux magasins. Un quart d’heure aura suffi à cette opération, si bien que nous nous trouvâmes sur le chemin de notre hôtel plus tôt que prévu, vers les 17 h, quand, passant devant l’Empire State Building, ma fille me dit : "J’avais prévu la visite de l’Empire pour demain matin, mardi, mais comme nous avons gagné du temps, je te propose d’y monter maintenant…"

Sitôt dit, sitôt fait, nous voici donc au 86e étage de ce célèbre building (inauguré en 1931), moi tenant précieusement le sac plastique contenant « le livre à la Pontédérie ». A titre de comparaison, il n’est pas inutile de rappeler que l’Empire pourrait servir d’écrin à la Tour Eiffel. Par un ciel sans nuages, nous eûmes tout loisir d’admirer, d’une hauteur de 320 mètres, Manhattan et ses alentours. A un moment donné, nous vîmes et entendîmes des camions du service du feu, grands comme des jouets d’enfants, vus d’en haut.

Où allaient-ils ? De notre balcon d’observation, il était impossible d’en savoir plus…

La Pontédérie à feuilles en cœur Le « livre à la Pontédérie » dans une bien mauvaise situation

Après une bonne heure d’observation, il fut décidé de descendre. Un premier ascenseur nous déposa au 80e étage, avant de prendre le suivant qui nous ramènerait au rez-de-chaussée. Il suffisait de faire la queue et d’attendre son tour… quand la file subitement stoppa. La salle se remplissait par l’arrière, mais devant c’était l’arrêt. Et la colonne de s’allonger. C’est à ce moment qu’une odeur âcre se répandit dans la salle d’attente. Le personnel de l’Empire allait et venait, avait l’air agité quand, tout à coup, une porte donnant dans la cage d’escalier s’ouvrit pour laisser un nuage de fumée s’engouffrer dans la salle… porte immédiatement refermée ! Un certain temps s’écoula avant qu’un haut-parleur annonce :
  • Le feu a pris au 51e étage, mais ne vous inquiétez pas, les pompiers ont réussi à éteindre l’incendie. Il suffit d’attendre que la fumée se dissipe.
Et la foule - il y avait bien 200 personnes prisonnières dans cette salle d’attente au 80e étage - de prendre son infortune en patience. Il n’y eut aucun mouvement de panique.

Une voix dans le haut-parleur nous conseilla de nous asseoir à même le sol ; tout le monde s’exécuta. Le personnel de l’Empire garda son calme et cela rassura quelque peu l’assistance. Et l’attente de durer, une, deux heures…

Les fenêtres de la salle étaient fermées ; il n’y avait aucun système visible pour les ouvrir ; de plus, elles étaient placées à une hauteur qui nous empêchait de les atteindre…

Que d’images défilent dans notre tête dans des moments pareils !

On l’apprit plus tard… La direction de l’Empire avait alarmé le service du feu à 18h30 : un incendie avait pris dans des bureaux du 51e étage (l’Empire n’occupe que des bureaux d’affaires). Il fallut deux heures aux 300 pompiers engagés pour maîtriser l’incendie. Septante véhicules assuraient l’opération. Il n’y eut aucun blessé grave.

« We are very fortunate this was after the business hours. It was a difficult fire and could have been a real tragedy” (Heureusement que l’incendie s’est déclaré après les heures de bureau. Ce fut un incendie difficile à maîtriser et qui aurait pu être une véritable tragédie), ainsi s’exprima le lieutenant George Lonergan (of Engine Compagny 26).

Il n’y eut pas d’alarme Il est étonnant de remarquer qu’aucune alarme ne retentit, là où nous nous trouvions. Peut-être pour éviter une panique éventuelle ou pour empêcher toute ruée en direction des ascenseurs… bloqués par la suite, sécurité oblige.

Un groupe d’intervention apparut vers 21 h venant de la cage d’escalier, leur « Chief » en tête. L’insigne bien en évidence sur son casque ne laissait aucun doute à ce sujet. A mon grand étonnement, les pompiers avaient des habits rappelant ceux de nos soldats suisses de la « guerre de 14 », mais avec tout l’équipement moderne en plus !

Ils furent chaleureusement applaudis. La sueur perlait sur leur visage : ne venaient-ils pas de monter 80 étages, soit environ 1800 marches, par l’escalier ? Avec nonchalance, ils firent le tour de l’assemblée, décontractés, en ayant un regard pour chacun d’entre nous. Parmi eux, une beauté de jeune Noir, tout sourire, donnait l’impression de s’amuser d’une telle situation…

« Don’t worry ! You have just to wait for the smoke to clear away », disaient-ils à la cantonade. (Ne vous en faites pas ! Il suffit d’attendre que la fumée se dissipe).

Je ne suis pas prêt d’oublier leur flegme en pareilles circonstances.

Ce groupe disparut comme il était venu, par la porte de l’escalier de secours.

Thank you !

Les grands ascenseurs avaient été bloqués, peut-être étaient-ils endommagés par l’incendie ou simplement, pour ne pas créer un appel d’air. En tout cas, ils étaient hors service. Il était peut-être 21h30 lorsqu’une voix dans le haut-parleur annonça :
  • Un petit lift de secours va être mis en fonction… nous allons évacuer les femmes et les enfants en premier ! Les personnes qui le veulent peuvent descendre par l’escalier, ce qui représente environ 30 à 35 minutes. (voir note ci-dessous)
C’est la première fois que j’entendais cet appel les femmes et les enfants d’abord ! On vit plusieurs mamans avec leurs enfants descendre, vraiment au compte-gouttes, à l’aide du petit ascenseur. Ma fille ne voulait pas me quitter. Je dus user (pour une fois à New York !) de toute mon autorité pour l’exhorter à partir au plus vite. Plusieurs messieurs se dirigèrent vers la cage d’escalier qui ressemblait à une cheminée… tant elle était noire et sentait la fumée… Voyant cela, je n’eus pas le courage de les suivre. Non, j’attendis sagement le lift et quand ce fut enfin mon tour, je constatai que j’étais le dernier de la salle à partir (seul le hasard voulut qu’il en soit ainsi). Il est à relever que personne ne joua des coudes pour passer avant l’autre. Toujours mon sac plastique et le « livre à la Pontédérie » en main, j’arrivai en bas dans le hall et sortis entre deux rangées de pompiers qui avaient l’air de faire la haie.

Je leur criai « Thank you ! » en levant le bras dans leur direction…

Note : Le 06.02.2007, un jeune coureur allemand a escaladé les 1860 marches des 86 étages de l’Empire State Building en 10 minutes…

Sauvés !

Dehors, c’était le show à l’américaine. Les gyrophares des camions tournaient, s’ajoutant ainsi aux illuminations de New York: la télévision était présente et des milliers de personnes assistaient à l’événement, tenues à l’écart par un impressionnant cordon de policiers.

Ces camions sont immenses, vus de près, et c’était pour l’Empire qu’ils étaient venus… Ma fille qui attendait et guettait chaque personne sortant du building se précipita vers moi pour me sauter au cou ! Nous avions prévu d’aller souper dans quelque restaurant de New York, mais l’estomac n’en demandait pas tant. Nous rentrâmes à l’hôtel par le plus court chemin, la ligne droite (axiome connu), et moi, toujours avec le « livre à la Pontédérie » en main.

La télévision

A l’hôtel, la première chose qui nous vint à l’esprit fut d’enclencher le poste de télévision … pour voir un Empire cracher le feu par les fenêtres du 51e étage ; flammes semblables à celles d’un brûleur à mazout, mais aux normes américaines, pensai-je. Tout, absolument tout, est plus grand en Amérique.

Ces images durent faire le tour du monde car ma femme, restée à La Neuveville, se dit en les voyant : « Heureusement qu’ils ont prévu d’aller à l’Empire State Building mardi ! »

Dans le calme de la chambre d’hôtel, je pus enfin admirer, en toute décontraction, le très beau livre contenant la Pontédérie. A l’Empire, je n’avais pas eu envie de le regarder, non par faute de temps….

Mardi matin

Chose étonnante, la nuit qui suivit fut étrangement calme pour nous et, surtout, sans cauchemars. Et de prendre l’hélicoptère pour voir Manhattan d’en haut, ce mardi matin 17 juillet 1990. Nous survolâmes l’Empire State Building : il n’y avait aucun visiteur au 86e étage.

Revenons à la Pontédérie…

Au retour, de New York à Genève, je conservai précieusement mon sac plastique à portée de main, ayant trop peur de perdre «le livre à la Pontédérie ». Pour rien au monde je ne l’aurais confié à ma valise.

Finalement, je restais tout de même sur ma faim car, cette fameuse plante, je ne l’avais toujours pas vue en « chair et en os ». Ce fut chose faite le 25 juillet 1992 à Martigny, dans le parc du musée Gianadda, puis plus tard… à La Neuveville. Oui, ici, près de chez moi, dans un petit étang privé, étang de rêve, où je pus admirer une bonne cinquantaine de plants !

Les personnes intéressées peuvent la découvrir dans l’ancien jardin botanique du Mail à Neuchâtel ou au Collège du District de La Neuveville (Prés-Guëtins 17), dans un petit étang artificiel sis à l’ouest du bâtiment. Mais qui donc a bien pu planter Pontederia cordata au Collège du District de La Neuveville ?

Eric Grossenbacher, « botaniste à l’Empire State Building », LN, mars 2002
Article paru dans « L’Ermite Herbu », journal du Jardin botanique de Neuchâtel, nov. 2002